CHAPITRE III
Deux jours auparavant, partis du refuge de l'Aiguille du Goûter une heure avant le jour, Joseph Ravanat et sa cordée avaient atteint sans encombre la cime du Mont-Blanc.
On était au 1er septembre de cette année 1925 qui fut sèche entre toutes dans le massif du Mont-Blanc. Brusquement, un orage se déclencha alors qu'ils entreprenaient la descente du versant italien par la longue et difficile route des rochers du Mont-Blanc, un orage très rapide qui dura une heure à peine, mais qui fut d'une violence extrême. A plusieurs reprises, la foudre tomba tout près de la niche de rocher où ils s'étaient abrités après avoir laissé les piolets à distance respectable pour ne pas attirer le fluide. Neige et grêle s'étaient succédé sans interruption, recouvrant la montagne d'une blancheur nouvelle; puis, en quelques minutes, un coup de vent du nord avait chassé partiellement les brumes, ramenant le soleil et découvrant de larges pans de ciel bleu. Imperturbable, Ravanat, qui en avait vu bien d'autres, avait ordonné la descente. Servettaz, en sa qualité de porteur, allait devant, suivi par les demoiselles, et, en dernier, le vieux guide assurait la caravane, corde tendue, attentif à prévenir tout dérapage.
Il n'eût pas fallu, en effet, déraper; la caravane s'était engagée dans un couloir de glace recouvert de neige fraîche qui plongeait à soixante degrés d'inclinaison vers les précipices du glacier de Miage, quelque deux mille mètres plus bas. Le danger décuplait les facultés de Pierre, qui taillait lentement à grands coups de pique et de panne des marches pour les clientes. Ravanat l'observait sans mot dire, bien droit sur les marches, et sa physionomie exprimait le contentement. Si son beau-frère l'avait voulu, Pierre Servettaz aurait pu faire un montagnard de classe. «Dommage, soliloquait le vieux, dommage d'en faire un homme de la vallée.»
L'éclaircie fut de courte durée. Un rideau de brume débordant par-dessus le Dôme du Goûter s'effilochait sur les flancs sud du Mont-Blanc; il engloutit la caravane dans un coton glacial et impénétrable, et la neige se mit à tomber fine et serrée, presque du givre. Ravanat dans le brouillard ne distinguait qu'avec peine le jeune Servettaz qui, quarante-cinq mètres plus bas, hésitait de plus en plus sur la direction à suivre; bientôt le guide se rendit compte qu'il lui devenait nécessaire de descendre en premier, lui seul pouvant s'y reconnaître entre tous ces petits îlots rocheux qui pointaient de-ci, de-là, sur la pente de glace, délimités par de profondes rigoles où bruissaient les coulées de neige.
«Attends, Pierre, ordonna-t-il, tu tires trop à main gauche, laisse-moi passer devant, tous ces petits collus se ressemblent.»
Servettaz obéit avec un léger serrement de cœur: descendre en dernier équivalait à prendre la place du guide et ses responsabilités. Tant qu'il allait devant, bien assuré par la corde qui le reliait à travers les deux clientes au solide pilier que constituait Ravanat, il se sentait en pleine sécurité. A diverses reprises, les demoiselles, fatiguées et engourdies par le froid, avaient manqué dans les marches; chaque fois, d'un coup de poignet sec et impératif, Ravanat, prévenant la chute, avait rétabli l'équilibre.
«Droit debout, les demoiselles, disait-il, droit debout dans les pas.»
Le sort de la caravane reposait maintenant entre les mains, robustes certes, mais encore inexpérimentées du porteur. Prenant son temps, il enfonça solidement son piolet jusqu'à la garde dans la neige, et assura la corde derrière le manche de frêne, tandis que Ravanat, doublant la cordée et ayant rectifié la direction suivie, taillait déjà d'une seule main, creusant une marche en trois coups de piolet et filant à longueur de corde. Toutes ses facultés développées et excitées par le combat mené contre les éléments, Servettaz surveillait les deux clientes. Il ne s'inquiétait pas de son oncle, celui-ci n'ayant jamais manqué dans la neige, mais à chaque instant il lui fallait enrayer une glissade des deux jeunes femmes dont la fatigue obnubilait les réflexes. Et toutes les fois, il se demandait si la secousse imprévisible n'allait pas l'arracher des marches où, bran campé sur ses talons ferrés à glace, il se tenait en équilibre instable, pour le projeter sur le vieux guide qui sans relâche taillait la glace. Alors, adieu à tous! Et Servettaz s'imaginait la quadruple dégringolade et les corps rebondissant d'un bord à l'autre du couloir.
Pour la première fois de son existence, Servettaz tenait entre ses mains des vies humaines dont il était responsable. Peu à peu, l'angoisse qui lui serrait le cœur fit place à un sentiment nouveau fait de force, de confiance en soi-même, de fierté. Les battements précipités de ses artères s'étaient calmés et lorsque son tour vint de descendre, en dernier, moment délicat où il n'est plus question d'être aidé, il planta résolument les talons dans la pente et, face au vide, le piolet appuyé de côté pour maintenir l'équilibre, il rejoignit la caravane.
Pendant six heures qui lui parurent des minutes tant la tension de tout son être était forte, Servettaz assura la cordée; enfin, sur une dernière longueur de corde, il prit pied sur le plateau du glacier où Ravanat et ses clientes, déjà accroupis sur la neige, venaient de le précéder. Le vieux guide était fatigué. Six heures de taille, d'une seule main et à la descente, c'est un effort trop rude pour un homme de soixante ans. Ravanat évoqua la retraite qui sonnait. En bas, dans la vallée, il n'aurait pas voulu en convenir, mais ici, dans ces solitudes bruissantes et mystérieuses, il songeait qu'il faudrait encore près de trois heures pour gagner la cabane, là-bas, sur l'autre rive du glacier. Lorsqu'il jugea que la halte avait assez duré, il se leva et dit simplement, comme s'il avait désigné déjà son successeur:
«Passe en tête, Pierre, j'ai besoin de me reposer.»
Le jeune homme prit alors la direction de la cordée. Il la conduisit à travers le chaos inextricable de crevasses et de séracs sur ce glacier inconnu pour lui, et qui pourtant lui semblait une vieille connaissance, avec une assurance dont il ne se serait jamais cru capable.
Pierre Servettaz venait d'éprouver la satisfaction la plus complète qui puisse être réservée à un alpiniste, celle de marcher en premier de cordée. Il avait cessé de suivre aveuglément, en toute quiétude, en toute sécurité; il était devenu le chef, celui qui commande, qui combat, qui prend ses responsabilités et de qui dépendent les vies qui lui sont confiées. Il se sentit taillé pour remplir ce rôle, et la perspective des luttes futures qu'il aurait à soutenir le combla de joie.
Son avenir paisible d'hôtelier fortuné venait d'être balayé comme un fétu par la tourmente dont la chevelure tourbillonnante s'enfuyait vers l'est, laissant les montagnes toutes blanches, plus énigmatiques encore. Un voile mauve s'appesantit sur le cirque glaciaire où bâillaient, gueules ouvertes, les crevasses aux parois d'améthyste.